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L’expatriation : ces moments de vie perdue.


Il y a quelques jours, j’ai téléphoné à ma meilleure amie en France via Whatsapp. Nous avons parlé de tout, de rien, de beaucoup de choses, et nous en sommes venues à aborder tous ces moments de vie que nous ne partageons plus ensemble.

Bien que vivre à l’étranger puisse se révéler une expérience enrichissante, cela nous éloigne de notre famille et de nos amis, cela nous éloigne de nos racines. Alors que nous nous installons dans une autre ville et un autre pays, nous rencontrons de nouvelles personnes, nous commençons un processus d’adaptation et d’intégration, et nous créons (ou du moins essayons de créer dans certains cas) une nouvelle vie si tant est qu’il y ait différentes vies. Après tout, j’ai toujours une vie, celle que j’ai commencé il y a de ça 29 ans désormais. Pourtant, à chaque déménagement, il y a ce curieux sentiment qu’on démarre une « nouvelle » vie et qu’on doit tout recommencer de zéro. On prend un nouveau départ mais celui-ci n’efface pas ce que nous avons vécu avant, les personnes qui nous ont accompagné, les chemins que nous avons croisés, ce et ceux que nous avons laissé, et en définitive je crois que c’est un des aspects les plus compliqués de l’expatriation.

Lorsque je suis partie au Mexique pour la première fois en juillet 2015, c’était initialement pour un semestre d’études jusqu’en février 2016, et je n’imaginais pas une seconde que j’allais rencontrer mon futur mari et m’y installer. Ma famille s’était déjà expatriée par le passé, mais bien que j’ai vécu un an à Vienne en Autriche quand j’avais 10 ans, je n’ai ensuite plus pris part aux aventures expatriées car j’ai alors commencé mes études. Je n’ai donc pas vécu en Indonésie et au Portugal (même si j’y ai voyagé) durant plusieurs années à l’instar de mes deux jeunes sœurs. C’est un aspect intéressant car j’étais alors non pas celle qui part mais celle qui reste et je ne le vivais pas forcément bien. Aujourd’hui les rôles sont inversés : je suis celle qui suis partie et j’ai des difficultés à maintenir et gérer mes relations avec ceux que j’ai quitté, qu’il s’agisse de ma famille ou de mes amis.

Dans un premier temps j’ai tenté de mettre des mécanismes en place en contactant régulièrement les personnes qui me sont chères par exemple. Mais c’était sans imaginer qu’ils n’allaient peut-être pas pouvoir/vouloir me répondre. Très vite, je me suis aperçue que chacun est happé par son quotidien et le décalage horaire ne facilite pas les choses. Certains manquaient de temps et d’autres n’acceptaient pas mon départ. Je suis passée par une période pesante de vide. Vide de mes proches, vide de mes amis en France, et ce tout en poursuivant mon processus d’adaptation dans mon pays d’adoption. Comment lier ces deux espaces qui étaient miens, à savoir la France et le Mexique ? Comment conjuguer les deux ? Comment créer l’équilibre ?

J’ai pris peu à peu conscience que tout ne pouvait venir de moi. Dans les premiers temps je culpabilisais en me disant qu’après tout, j’étais celle qui était partie et que j’avais donc à assumer. Mais devais-je assumer de ne plus recevoir de nouvelles du tout ? Mon éloignement justifiait-il qu’on m’en veuille ou que l’on creuse encore un peu plus la distance ? J’ai mis un certain temps à réaliser que non. Une relation est toujours à double sens. On fait un premier pas vers l’autre et si l’autre n’avance pas vers nous en retour, et bien nous n’y pouvons pas grand-chose.

L’expatriation demande de nombreux efforts et il va de soi que l’on se doit d’assumer son choix. On doit assumer la distance, le manque, l’adaptation, l’apprentissage de nouveaux codes, d’une nouvelle langue…mais l’on n’a pas à assumer le négativisme ou l’ignorance de ceux que nous avons laissé derrière nous. Ces deniers ont parfaitement le droit de ne pas accepter notre départ et de ne pas vouloir maintenir la relation, mais ce n’est en rien notre faute : c’est leur choix, leur décision. Curieusement, il m’a fallu presque deux ans pour comprendre cela. Aujourd’hui, bien que j’ai dans certains cas éprouvé de la peine, j’ai accepté que certaines personnes avaient décidé de ne pas me soutenir dans mon choix de vie et je ne leur en tiens pas rancune. J’ai enfin compris que je ne suis pas responsable, que de mon côté j’ai tenté de maintenir le lien et qu’elles n’ont tout simplement pas voulu. J’ai fini par accepter que je suis impuissante et que désormais ça ne m’appartient plus.

La bonne chose est que certains répondent toujours à l’appel et sont toujours présents. Qu’en-est-il donc de ceux-là ? Il est doux et réconfortant de savoir que malgré la distance, on parvient à garder un lien de proximité, que l’on peut toujours s’envoyer des messages, s’appeler, se skyper. Malgré le « choc » de l’expatriation, il est apaisant de sentir cette connexion avec notre vie d’avant, avec nos origines, notre pays, notre identité profonde. C’est dans ces moments là que je me dis qu’il n’y a pas vraiment de vie d’ « avant », que c’est toujours la même vie qui continue, avec les personnes qui ont marqué notre passé et qui continuent de nous accompagner au présent malgré la distance. Mais curieusement, dans le même temps, cela a parfois quelque chose de frustrant. On peut en effet éprouver une certaine frustration à écouter la personne conter son quotidien et à ne pas pouvoir être complètement partie prenante de ce quotidien. Dans mon cas, il m’arrive de me sentir frustrée de ne pas pouvoir partager directement avec la personne. Partager un café, partager une ballade, partager un dîner, partager un voyage, partager des moments de vie concrets. Bien-sûr c’est concret de s’appeler et de se conter nos histoires. Mais bien souvent j’aimerais plus : plus de moments de vie communs, de choses vécues ensemble.

En vivant à l’étranger, on a de nouvelles expériences, on fait de nouvelles rencontres, on créé un nouveau quotidien…Un nouveau quotidien bien loin de celui de nos proches restés dans notre pays d’origine. Bien souvent, je rêve que je pourrais marier ces deux quotidiens pour n’en faire qu’un. La vie de tous les jours de mes amis me manque. Leurs anniversaires, leurs week-ends, leurs projets que je ne peux pleinement partager avec eux, leurs rires, leurs moments de doute, de joie. Parfois j’aimerais saisir le téléphone, appeler ma meilleure amie et lui dire : « On dîne ensemble vendredi ? » Or je sais que ce n’est pas possible. Le temps passe et l’on vieillit. J’ai récemment pris conscience que mes amis et moi approchons (ou sommes déjà dans) la trentaine. Mariage, achat de maison, mal de dos quand on reste trop longtemps parterre. On devient plus sérieux, on se soucie plus de l’avenir. Je ne dirais pas que nous sommes moins aventureux mais nous recherchons une certaine stabilité de l’emploi, financière, on cherche à se constituer un patrimoine et on se rend soudainement compte à quel point c’est difficile. Tout cela, j’aimerais le partager avec eux.

Au Mexique, il n’est pas rare que les gens dans la trentaine qui ne sont pas mariés vivent encore chez leurs parents. Cela semble impensable en France. A cet égard, toutes les personnes de mon âge que je connais en France sont indépendantes depuis un certain temps. Cela créé chez moi un sentiment de décalage avec mon pays d’adoption. J’observe les gens de mon âge au Mexique et ils n’en sont clairement pas au même stade. Ils n’envisagent pas (encore) le futur lorsque mes amis et moi-même sommes déjà dans l’après. Or j’aimerais être avec eux pour partager cela car je sens que nous sommes tous à un stade commun important de notre vie. Mais avec l’expatriation, mon expatriation, c’est impossible.

En octobre, ma maman célébrera ses 60 ans et il est probable que je ne pourrais être présente. Je n’aurais pas forcément de jours de congés et le voyage est coûteux. Ayant déjà voyagé trois fois en France l’an dernier, et devant assumer le coût d’une opération chirurgicale dans moins de deux semaines, cela semble tout bonnement impossible. Retourner en France n’est pas prévu avant l’horizon 2019 et cela fera alors plus d’un an sans que je ne sois retournée dans mon pays : cela me semble long, trop long. Parfois, je me dis qu’il me faudrait faire encore plus de sacrifices et consacrer toutes les économies à un billet d’avion pour la France, mais alors je ne ferais plus rien à côté. Il y a des choix à faire, des priorités à définir. Mais en définitive, l’expatriation est une biographie à deux visages : celui des apprentissages, de la richesse et des expériences nouvelles que nous n’aurions jamais vécu en restant dans notre pays d’origine, et celui de la distance et du manque, de toutes ces choses qui nous échappent.

Finalement, l’expatriation, c’est aussi tous ces moments de vie perdue.

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