Je suis née en France à la fin des années 80 peu avant la chute du mur de Berlin et la libération de Nelson Mandela. Je suis née à une époque où les femmes portaient des vestes à épaulettes en signe d’affirmation de soi et faisaient du sein nu sur les plages. Je suis née à l’époque où la princesse Diana était une icône et où Julia Roberts explosait l’écran dans Pretty Woman. Madonna chantait Like a prayer et Whitney Houston tournait Bodyguard aux côtés de Kevin Costner.
Je ne sais si c’est ma vision d’enfant qui m’a amené à embellir les souvenirs de cette époque ou bien si ce fut véritablement de plus douces années. Je me souviens de la Volvo 440 noire de papa sans direction assistée, des barbecues l’été dans le jardin de Josy, ma grand-mère, des apéros où les adultes jouaient aux cartes tandis que je dansais à leurs côtés, cours de danse modern jazz sur les airs de Michael Jackson obligent. Parfois, tata nous passait la chanson Aimons-nous vivants de François Valéry et je crois que ça résume bien l’atmosphère joyeuse et extravagante de cette période.
Quelques ombres étaient pourtant bien venues ternir le paysage : l’épidémie de sida, la mort de l’artiste Keith Harring, la lutte de l’association Act Up pour les droits de la communauté LGBT, le crash d’octobre 1987…Ce n’était pas parfait bien-sûr mais il régnait une certaine insouciance. On faisait du vélo sans casque, on prenait la voiture même si on avait bu, on fumait et les femmes faisaient leurs cours d’aérobic habillées aux couleurs de l’arc-en-ciel.
J’ai grandi au rythme d’avancées technologiques majeures. Lorsque j’ai eu sept ans, mon baladeur est venu remplacer mon walkman rapidement substitué par le mp3. On a relégué toutes les VHS dans un carton que nous avons remplacé par des DVD sur l’étagère. Puis nous avons arrêté d’acheter des DVD car on s’est mis à tout télécharger.
J’appartiens à la génération Y connue aussi sous le nom de Millennials. Cela signifie que je n’ai pas connu le monde sans la télévision ou sans le sida, que j’ai grandi avec le développement massif de l’informatique, que j’ai eu entre mes mains la première Game Boy, que j’étais accro aux séries Friends et Urgences (connue sous le nom de ER aux Etats-Unis), que je me suis déhanchée sur les Spice Girls et Freed from Desire de Gala, que Titanic est le film qui a marqué ma jeunesse et que j’ai vécu le passage du franc à l’euro.
Mais cela signifie aussi que j’appartiens à la première génération dont les sociologues envisagent que, pour la première fois au monde, elle sera pire que les générations précédentes. De quel monde avons-nous hérité ?
Ma génération est décrite comme pessimiste sans pourtant que personne ne semble s’interroger sur les raisons d’un tel sentiment. L’an dernier néanmoins, l’entreprise de conseil Deloitte a publié les résultats d’une enquête globale menée auprès de 13 416 millennials interrogés à travers 42 pays (The Deloitte Global Millennial Survey 2019). Le résultat général de cette enquête mettait l’accent sur le faible niveau de confiance et d’optimisme des millennials, incluant un fort manque de foi dans les institutions, les médias de masse ainsi qu’un pessimisme vis-à-vis du progrès social. Il semblerait que la génération Y soit désenchantée, peu satisfaite par son mode de vie, sa situation financière, son travail ou encore ses leaders gouvernementaux et économiques. Elle valorise les expériences, aspire à voyager et aider sa communauté plutôt qu’à fonder une famille ou sa propre affaire. Les millennials considèrent que les entreprises ont une responsabilité sociale et qu’il leur incombe de contribuer à un monde meilleur, d’où le fait qu’ils sont plus enclins à soutenir des groupes commerciaux dont ils partagent les valeurs.
Beaucoup s’accordent à dire que les millennials n’ont pas d’ambition. Pourtant, l’enquête de Deloitte a révélé qu’au contraire, ils n’étaient pas moins ambitieux que les générations précédentes et que plus de la moitié aspirait à augmenter son niveau de vie et à s’enrichir, mais que cependant leurs priorités ont évolué ou du moins ont été différées pour des raisons principalement financières. Acheter une maison, avoir des enfants et tout autre signe traditionnel d’indicateurs de réussite à l’âge adulte ne représentent plus la norme.
Laura Banks, une millennial américaine, écrit ainsi : « Nous avons moins confiance dans les employeurs parce-que tant de nos parents ont perdu leur travail alors qu’ils étaient loyaux envers leur entreprise. Nous avons moins confiance dans la bourse parce qu’elle a chuté. Et je pense qu’un grand nombre d’entre nous est inquiet que cela arrive encore. On est autant enclins à mettre d’importants moments de vie entre parenthèses afin d’épargner qu’à se dire « Tu sais quoi ? Tout peut s’écrouler demain à nouveau. Partons découvrir le monde. » »
La génération Y est en effet tristement pessimiste vis-à-vis de la situation économique et ne s’attend pas à ce qu’elle évolue positivement. À cet égard, plus de la moitié pense que leur situation financière sera la même ou empirera dans l’année à venir. Mais peut-on les blâmer lorsque l’on observe le contexte et les événements survenus entres les années 80 et aujourd’hui ?
Notre conscience du monde a évolué, elle est plus aiguë. Le développement d’internet a contribué à un bien plus large accès à l’information et nous voyageons plus. L’industrie 4.0 – notre quatrième révolution industrielle – a eu un impact majeur sur les emplois durant la dernière décennie. Les technologies digitales ont en effet profondément modifié le travail et les millennials utilisent désormais des technologies qui n’existaient pas lorsqu’ils ont débuté leur carrière. À cet égard, dans certains secteurs, c’est l’intelligence artificielle qui performe à présent des tâches autrefois dévolues aux hommes.
Notre système de santé est en chute libre. Les progrès médicaux sont certes indéniables, mais les systèmes de sécurité sociale dans les pays qui en bénéficient ne cessent de creuser leur dette et les assurances de santé sont de plus en plus exorbitantes. La santé coûte cher.
Nous avons grandi avec l’idée que c’est le travail assidu qui paie mais lorsque nous avons intégré le marché du travail, nous nous sommes aperçus que ce n’était plus tellement vrai. Non pas que le travail ne paie pas bien-sûr, mais désormais, il s’agit plus d’une question de connexion, de réseau, d’opportunités, de la réputation de l’école d’où l’on vient et encore. On nous a incité à faire des Masters parce-que sans ça, on est peu de choses, mais nous avons pris conscience qu’un niveau d’étude plus élevé ne nous offrirait pas de meilleur salaire. Et pourtant, nous n’avons pas eu le choix car les diplômes élevés sont de plus en plus exigés.
Dans un grand nombre d’industries, les salaires sont en baisse alors que le niveau de vie a globalement augmenté. Comment donc envisager d’acheter une maison dans ces conditions ? La propriété nous est devenue inaccessible et le contexte d’incertitude dans lequel nous vivons nous empêche d’avoir une vision à long-terme. Nous sommes trop peu sûrs des bénéfices potentiels futurs, c’est trop flou, trop lointain, alors à quoi bon ?
Quand nous étions enfants, nous allions au zoo sans savoir que les animaux souffraient d’avoir été arraché à leur environnement naturel. Ce sont peut-être ces zoos qui nous ont permis d’aimer les animaux et aujourd’hui ce sont ces mêmes zoos qui nous montrent à quel point il est monstrueux de mettre des animaux sauvages en cage. Ce n’est pas la faute de nos parents : ils ne savaient pas. Aujourd’hui nous avons une plus grande conscience de la souffrance animale.
Notre planète brûle, le réchauffement climatique est une menace bien plus concrète qu’il y a vingt ans. Les enjeux écologiques sont devenus notre priorité et admettons-le, nous avons peur. Il y a trop d’incertitude devant nous.
Nous n’avons plus d’exemples sur lesquels nous appuyer car nous ne serons pas les sexagénaires que sont nos parents. La société est trop différente, nous n’avons désormais plus de modèle à reproduire. C’est à nous de réinventer le monde.
Paradoxalement, nous avons tendance à nous dire que c’était mieux avant alors que nous savons pertinemment que ce n’est pas le cas. Nous tentons de nous réfugier dans des valeurs passées que nous idéalisons. Nous courrons les brocantes à la recherche de meubles et d’objets vintage : le vieux tourne-disque de papi, la porcelaine fleurie de mamie, le jean taille haute de maman…Mais non, ce n’était pas mieux avant, c’est juste qu’avant on ne savait pas. On ne savait pas que le tabac causerait des ravages sur nos poumons, on ne savait pas que quelques années plus tard de nombreuses espèces seraient en voie d’extinction, on ne savait pas qu’un épaulard souffre dans un bassin, on ne connaissait pas les aberrantes pratiques employées dans les abattoirs, on ne savait pas que la fonte des glaces était déjà trop rapide, on ne savait pas que nous consommions plus que ce que la terre peut nous offrir, on ne savait pas que l’huile de palme avait infiltré tous nos produits et déforestait l’Indonésie : il y a tant de chose qu’on ne savait pas. N’est-il pas vrai que l’ignorant est plus heureux ?
En effectuant des recherches sur internet, je suis tombée sur des milliers d’articles dévolus au management des millennials avant de trouver enfin l’étude de Deloitte. Il semblerait que les entreprises et certains dirigeants dépensent une énergie folle autour de la question : comment gérer les millennials ? La plupart des articles que j’ai parcouru mettaient l’accent sur le fait que nous sommes incapables de nous concentrer, que nous avons des difficultés avec la routine, qu’il est préférable de nous faire travailler en projet, que nous vivons dans l’immédiateté et que nous sommes incapables d’avoir une vision à long-terme : un tableau peu reluisant de ma génération. Je n’ai pas pu m’empêcher de trouver tous ces articles plus grotesques les uns que les autres. C’est quand même un comble de savoir que ceux qui les ont écrits et qui appartiennent à la génération X – celle de nos parents – ne voient en nous que d’étranges spécimens de laboratoire. Chers dirigeants, je crois que ma génération a un message pour vous : non, nous ne sommes pas des bêtes de foire à dresser, pas plus que de simples cibles marketing à séduire.
Nous privilégions le partage et la colocation est notre nouvelle norme ? C’est parce-que la conjoncture économique ne nous est pas favorable. Nous sommes la génération la moins riche de l’histoire. Au même âge que nos parents, nous possédons moins de biens, affichons un plus faible taux de mariage et avons moins ou pas d’enfants. Nous savons que la sécurité de l’emploi et l’investissement à long terme ne définissent plus le travail moderne comme c’était le cas pour nos grands-parents. La contrepartie dont bénéficiaient autrefois les employés n’existe plus. Nous n’avons pas les moyens d’épargner parce-que nos loyers sont trop élevés. Nos loyers sont élevés parce-que nous vivons principalement en zones urbaines. Nous vivons en zones urbaines parce-que ce sont les seuls endroits où nous avons des chances de trouver du travail. Nous savons que si nous n’épargnons pas nous-mêmes pour notre retraite, nous n’en aurons pas. Quant à fonder une famille, comment désirer des enfants quand nous savons que nous aurons peu à leur offrir ? Qu’y-a-t-il à l’horizon ? Nous souffrons encore des conséquences de la crise financière de 2008 et nous nous apprêtons à en affronter une nouvelle qui sera conséquente à l’urgence sanitaire mondiale due à la pandémie de COVID-19 que nous traversons actuellement.
J’ai pu lire dans différents médias que nous sommes supposément fainéants. Pourtant, les millennials sont les premiers à travailler en dehors des horaires de bureau traditionnels. Ils sont constamment joignables sur leurs smartphones et n’attendent généralement pas le lendemain pour répondre à un email. On nous a dit que nous serions plus efficaces et plus productifs grâce à ces mêmes smartphones mais nous ne savions pas que nous en deviendrons les esclaves. Et l’on a beau être plus efficaces, plus performants, plus rapides, les salaires stagnent. Pourtant, nos managers continuent de nous dire que le travail paiera.
Certains (beaucoup) d’entre nous ont des dettes dues principalement à leur prêt étudiant, ils travaillent de nombreuses heures pour des salaires qui leur permettent tout juste de payer leurs loyers, ils s’escriment pour pouvoir atteindre le niveau de vie de leurs parents tout en s’entendant dire que s’ils travaillent tout simplement plus dur, la méritocratie finira par payer : mais c’est un mensonge. En fait, notre plus grande valeur, notre plus grande force en tant que millennials est sûrement notre capacité à être en burn-out tout en continuant à travailler.
Peut-être est-il donc venu le temps d’avoir un peu d’indulgence envers nous. Chers dirigeants, dans une trentaine d’années vous ne serez plus là et nous serons livrés à nous-même, mais n’est-ce déjà pas le cas ? Cessez de voir en nous, au mieux de mauvais enfants à éduquer (les plus âgés de notre génération on 38 ans), au pire de pures cibles marketing à qui mieux vendre. Nous ne pouvons être réduits au rôle de paresseux que vous voyez en nous : non, nous ne sommes pas que des oisifs. Si nous n’avons pas votre expérience, celle qui ne s’acquiert qu’avec l’âge, nous possédons de larges connaissances acquises durant nos longues années d’études et nous avons une maturité due à notre plus grande conscience du monde. Cette dernière nous a permis de développer notre empathie et d’être ainsi plus collaboratif. Certes, nous avons tendance à tout remettre en question mais c’est parce-que nous sommes avides de sens. Enfin, peut-être que lorsque vous voyez en nous des êtres pessimistes, sommes-nous tout simplement réalistes.
Nous nous efforçons, du mieux que nous pouvons, pour nous adapter dans une société en perpétuelle évolution et dont l’avenir est incertain. Nous essayons de préserver notre environnement qui est menacé. Comme vous, nous tentons d’améliorer notre niveau de vie même si nous ne parvenons pas à visualiser comme cela est concrètement possible. Alors, s’il-vous-plaît, lâchez-nous un peu, juste un tout petit peu. Laissez-nous voyager, rêver, galérer, essayer, échouer, puis réessayer, expérimenter au lieu de posséder.. Nous ne savons pas de quoi demain sera fait.